Sunday, October 2, 2016

Arizona (66-34) : Boucle d'Or et les trois ours



      Après Winslow, le désert rouge inspire encore une ou deux surprises.

     La principale d'entre elles est venue des étoiles. Autant les supposés ovnis du Nouveau Mexique avaient la forme d'essais nucléaires classés secret défense, autant la météorite tombée en Arizona il y a 50 000 ans vient à n'en pas douter de l'espace. Au prix d'un léger détour, nous approchons de ce cratère immense, de ce bol creusé par la nature où l'on aurait pu faire un stade, un amphithéâtre ou un cinéma en plein air rempli de gradins, mais que l'on s'est contenté de transformer en attraction touristique. Derrière les cars, nous découvrons malheureusement les portillons d'une billetterie, et de hautes barrières tout autour du cratère. Il faut payer une somme ridiculement élevée pour obtenir la permission de prendre en photo une merveille de la nature. Le cratère de météorite a donc été volé à la curiosité humaine et au hasard naturel par le propriétaire du champ. Propriété : je suis loin d'être communiste, et pourtant l'Amérique nous donnait de nouveau une occasion de déchanter légèrement de sa civilisation. Si une météorite atterrit dans votre jardin, s'il vous plaît, proposez d'en faire un monument public classé au patrimoine de l'humanité.

     Le Canyon Diablo et le casino-hôtel indien des Deux Flèches (Twin Arrows) font du stop, sur le bord de la route, mais nous ne répondons pas.

***

     Notre découverte des quatre Arizona se poursuivait, et cet Etat nous semblait à lui seul un résumé de la route 66, dans le désordre. Le premier, celui des falaises jaunies, rappelait Gallup et les guitares du Nouveau Mexique ; nous quittions le deuxième, dont les plaines rouges et la végétation sèche faisaient un clin d’œil au Texas et à l'Ocklahoma ; nous savions que le quatrième ressemblerait fort à la Californie, qu'il contiendrait du sable et des résidus de pellicules cinématographiques ; le troisième se dressait devant nous, vert, plein de petits sapins, dont on ne savait trop s'ils étaient faits pour évoquer le bois de l'Illinois ou déjà celui de l'Oregon.

     La route qui montait annonçait les quelques sommets des Rocheuses, les quelques cols que nous allions avoir à traverser. Habillés de forêt, les flancs de montagne en pente douce respirent là-bas par de charmantes clairières et quelques fraîches prairies. La ville s'est emparée de l'une d'elles, ou même a dévoré quelques arbres pour planter ses quelques maisons, son city hall et ses cabanes de bûcherons. Flagstaff est une ville d'Arizona où les hommes blancs cohabitent avec les Indiens. Chuck Berry dit son nom dans la chanson qu'il donna à la Route sur un piano de jazz et une guitare à ouïes : « Flagstaff Arizona, don't Forget Winona... » Nous avons traversé ce Springfield de l'Ouest, nous l'avouons, sans nous y arrêter, que la route 66 nous pardonne ce péché contre elle s'il fait partie de ceux qui se rachètent, car nous nous sommes laissés séduire par l'appel de la forêt, qui chantait si fort dans les environs.

     Alors, nous rencontrons de nouvelles prairies où paissent des vaches ou des chevaux sur l'arrondi ensoleillé des coteaux. Des cabanes, ou même de petites bâtisses de bois semblent indiquer la maison de Boucle d'Or (et quelques gouttes de miel sur la poignée nous signalent le passage récent des ours). Cet Arizona est un pays différent, et si l'on peut soupçonner les Indiens d'avoir eu ici leurs terrains de chasse avant les trappeurs, cette nature plus verte respire une fraîcheur nouvelle.

     Aux maisons des prés succèdent celles, plus timides mais aussi plus étendues, des clairières. Voici des rondins sur les bords de route, qui semblent affirmer un amour de la montagne et l'utilisation raisonnée de ses ressources. Ces maisons de bois coincées entre les sapins brandissent toutefois leur drapeau américain au milieu d'une vaste cour pleine de sciure et d'humus. Quand le temps s'y prête, un peu de vent vient jouer dans le moulin de métal, qui demande à l'esprit du vent, du coin de la prairie, un peu d'énergie pour la scie sauteuse. Un ou deux habitants que la curiosité a sans doute fait sortir de chez eux s'étonnent que ce tronçon de la route 66 soit encore fréquenté, surtout par des Français (« Comment va Charles de Gaulle? »). Cet étonnement est justifié par deux raisons : ce tronçon qui passe devant chez eux traverse aussi un bois qui est leur propriété (curieux mélange de voie publique et de voie privée) ; la route de bitume fait place à une route de terre, véritable tapis de la forêt.


Boucle d'Or, es-tu là ?


     Mais que la route soit sans (sou-) cis (66) ! Le génie de la forêt, auquel tant de fois les chamanes des tribus autochtones durent s'adresser dans un mouvement de communion, semble nous accueillir avec bienveillance, car ses arbres de plus en plus bizarroïdes nous parlent le langage de leurs formes. Pour nous laisser porter par cet esprit magique, nous coupons le moteur dans les descentes pour voir jusqu'où l'élan nous fera remonter à la prochaine colline, et quand ces petits jeux nous ont bien amusés, nous garons Denise auprès d'un rocher couvert de mousse, et nous descendons donner notre salut aux bois.

     Les arbres de cet Arizona plus frais ne sont pas pétrifiés. Bien sûr, ils sont vieux, leurs branches ont des doigts d'aïeux, ridés, secs, brisés parfois mais élégants, et dessinés somptueusement. Leur tronc est rayé de rouge et de noir mystérieux, d'un rouge foncé et d'un noir tirant sur le roux. Tels des totems naturels dans cette forêt hantée par les odeurs de résine, ils laissent peu comprendre que les Indiens seuls aient cherché à leur adresser la parole, si ce n'est qu'il n'est pas donné à tout un chacun de parler leur langue secrète. Sur le sol capitonné d'humus et saupoudré d'épines, de grosses pierres couvertes de lichen turquoise semblent n'avoir pas été laissées là par la Nature par hasard. De leur voix muette, elles répondent aux souches, œuvres d'art de la poussière, du temps et de la pluie, dans une communication familière du végétal et du minéral. La faible hauteur des pins, leur caractère clairsemé, inondent de lumière ce spectacle au ras du sol. Ont-ils entendu l'appel des flûtes indiennes ?

***

     La route se poursuit dans les collines et recoins de la Kaibab forest (ne riez pas, c'est son nom). A travers les cheveux piquants des résineux, nous apercevons le train, la petite ville de Williams et nos premiers cars de touristes allemands.

     Williams est une des vitrines de la 66. Si vous ne faites pas la 66, tout en voulant faire croire que vous y êtes allés, c'est à Williams qu'il faut aller acheter votre pin's ou votre boule à neige renfermant une Harley Davidson. Outre ces gift shops et quelques heritage museums, vous trouverez les cafés et les diners des années 50, comme ces petits restaurants parisiens qui vous offrent des hamburgers au camembert et du steak d'importation texane sur les quais de Seine ou dans les avenues de Boulogne. Les panneaux, les drapeaux américains, les ampoules colorées, les cousines de Marilyn Monroe en statue rappellent que Williams fait partie de ces endroits, à mi-chemin entre l'attrape-touristes qu'il n'est pas totalement et le conservatoire du passé américain, qu'il n'est pas totalement non plus.

     Une tyrolienne sur Cadillac, une bonne grosse vieille locomotive noire du temps du charbon exposée et la façade d'un bordel des 50's transformé en restaurant (pas de surprise dans la nourriture) jouent sur ce double tableau, qui serait difficile à peindre autrement qu'à travers un patchwork de rockabilly et de films à peine en couleur.

     Comment ne pas se laisser aller à imaginer la merveille que serait le continent américain si les Européens n'étaient jamais arrivés ? Imaginez un pays de Cheyennes, de Hopis, de Peaux-Rouges et d'Apaches, pour qui le tomahawk n'est pas une arme dont on se sert contre les Irakiens. Des étendues sauvages, des forêts restées vierges, pas de tests atomiques dans les déserts, mais pas de Coca-Cola non plus. Seulement du pop corn et du calumet de paix, un héritage que la civilisation occidentale n'a heureusement pas renié.

     Alors Arizona, nous pouvons dire : il y a encore une plume colorée au-dessus de ton nom zézayant par le milieu.




No comments:

Post a Comment

Popular Posts