Friday, March 18, 2016

Nouveau Mexique (66-31) : Quand ça galope



   Le désert du Nouveau Mexique nous fait goûter encore un peu au vide. Dans les moments d'ivresse que donnent la grandeur des étendues et la liberté, dans les instants de fascination désertique, notre âme aurait presque vibré de représentations hallucinatoires comme le poète de la chanson du groupe America dans A horse with no name (qui, pour l'anecdote, fut écrite un jour de pluie en Angleterre) : « I was looking at all the life / There were plants and birds and things / There was sand and hills and rings... And the sky with no clouds... » Croyez-moi, les ivresses de liberté sont vraiment les plus belles, et je sacrifierais beaucoup à leur Bacchus pour revivre une de celles-là dans ma vie.

   Mais comme ce désert est 66, les stations-service anciennes se succèdent le long de la route. Une fois sur trois, elles sont abandonnées, vendues ou offertes à la sécheresse et à la végétation qui ose pousser ici, nulle part. On trouve parfois à leurs côtés leurs compagnes de l'autre époque, la carcasse (j'allais dire : le squelette) de voitures des années 20 ou 30, jamais déplacées après leur mort. C'est comme si ces restes constituaient une relique vénérable à l'égal des idoles des totems indiens, comme si la voiture, cet animal de métal, avait sa vie à soi et un esprit donné par le grand Créateur du monde, qui n'a fait que se servir des mains des hommes pour construire les usines et leurs machines. Cependant, cet abandon des véhicules et des bâtiments est peut-être un signe que la survie fut un jour plus sacrée que le besoin de vivre dans la sécheresse et que des terres plus fertiles et plus riches attendaient ces émigrés du désert.

   Pourtant, si cette partie de la route, qui traverse les plaines et falaises tantôt pierreuses, tantôt broussailleuses, demeure en un sens sacrée, c'est aux yeux des natifs. C'est ici à peu près que commence la réserve indienne du peuple navajo, qui rendit mythique cette portion de la route : la prégnance de la culture traditionnelle à cet endroit est, pour les voyageurs venus de l'Est, un véritable signe d'Ouest. Le Far West, ou « Ouest Sauvage » pour les Américains, commence à peu près par là, et si le Texas faisait penser aux cow-boys, cette partie du Nouveau Mexique a aussi les Indiens. La terre rougit peu à peu, elle ressemble de nouveau à celle du Texas ou de l’Oklahoma, ou plutôt commence à ressembler à celle de l'Arizona. Nous ne voyons encore rien que la plaine, mais cela commence à sentir le trading post à vingt kilomètres à la ronde.




   Autre signe annonciateur de l'Arizona, le temps se couvre. Les nuages du lointain ne sont plus si éloignés. Après tout, comme l'heure du repas n'est pas loin (14h), pourquoi ne pas s'arrêter dans la prochaine bourgade déguster un burger à la sauce locale, ou un coyote chassé à la flèche ?

   Voici alors Grants, qui est à peine un village. Grants, ce sont quelques maisons le long de la route 66, qui fait office d'avenue principale. C'est là que s'alignent les vintage motels avec leurs vieux panneaux électriques. La ville dut son existence à la construction du chemin de fer non loin de là (vous pouvez vous bercer du roulement du train depuis certaines chambres de motels), et son nom aux trois frères Grant, promoteurs ferroviaires pour la ligne de Santa Fe. Nous entrons dans une pizzeria amérindienne au thème hawaïen ; les posters de surf aux murs sonnent comme un signe annonciateur de Santa Monica, qui nous attend, peut-être, au bord de la plage quelque part au-delà des montagne.

   Ici, soit le temps laissé pour discuter nous fait traiter des sujets autrement improbables, soit nous avons raison de nous poser la question suivante : sauf orgueil occidental, COMMENT les gens font-ils pour habiter si longtemps au milieu de nulle part ? Encore, le Missouri, le Kansas je pouvais comprendre : c’est vert, les jardins sont équivalents aux prairies, il y a des saisons, des forêts, des chemins, de petites images d’Epinal américaines au détour des vieilles routes. Mais dans cette terre aride, quoique très belle par ailleurs ? Il faut sans doute une forme de vocation, un amour de la terre des ancêtres ou la chance d’être né ici et d’ignorer qu’on est dans un État des États-Unis d’Amérique (mais si, vous savez, le pays avec New York et Los Angeles).

   Après tout, pour les soirées d'hiver, il y a la télévision en couleur dans les motels. (Si, si, je l'ai vu, c'était annoncé sur un panneau lumineux.)

   Un peu plus loin sur la route, nous trouvons Gallup, « capitale indienne du monde », excusez du peu. On est au centre de la réserve, et la localité abonde de boutiques d'artisanat indien, des poteries aux ponchos en passant par les santiags de cuirs colorés. Les bâtiments eux-mêmes ont un style qui rappelle celui des peuples indiens, les façades imitent la terre cuite avec moins de maladresse qu'à Santa Fe, peut-être parce qu'une grande partie des habitants sont véritablement des Indiens. Des fresques nombreuses colorent les murs et invitent les touristes, du reste pas si nombreux, à la consommation. C'est à Gallup que John Wayne vint s'installer pour tourner ses westerns dans les plaines des environs.




   Fait notable pour la Route et le mythe de la ville, il y avait à Gallup, encore dix ans avant notre arrivée, une route associée à la 66, la Highway 666, dont le nom découlait naturellement de sa position (le 6e embranchement de la 66 qui commençait vers Gallup). Rapidement surnommée « la route du diable », elle reçut la réputation d'être particulièrement meurtrière, et la superstition des conducteurs aidant, elle le devint effectivement, jusqu'à ce que les voleurs apportent eux aussi leur pièce à l'édifice pour renforcer la légende. Mieux valait éviter cette « route maudite » que les chiffres faisaient entrer dans le palmarès des vingt routes les plus dangereuses des États-Unis. Pour conjurer le sort, le gouverneur Richardson prit la décision courageuse de renommer la route en 491 (défiant ainsi le diable en personne ?), ce qui fit rapidement chuter le nombre de victimes. Au fait, ce nouveau baptême fut accompagné d'importants travaux de rénovation de la chaussée, mais ceux-ci n'ont sans doute qu'un rapport très indirect avec l'amélioration de la sécurité sur le tronçon.


***



   Ah ! Nouveau Mexique ! Quel plaisir ce fut de te traverser... Même si nous avons rencontré un moins grand nombre de tes habitants (mais leur présence lointaine suffisait souvent à nous faire percevoir l'aura de l'enchantment), tu es en désert le bijou que le Missouri fut en verdure. Quels beaux paysages pour explorer sur un iPod les crépitements de guitare de Rodrigo y Gabriela ! Disons Rodrigo y Gabriela pour les villages perdus dans les vallons, et ZZ Top pour les motards qui traversent le désert en T-shirt avec seul un foulard sur le crâne : d'un côté, un rythme sautillant, de l'autre, une ligne régulière.




    Nous nous souviendrons longtemps de ces villes, tantôt pleines de gringos mexicanisés, tantôt riches en Mexicains gringoïsés, dans les McDonalds et habillés aux couleurs de la mode américaine, aux bords des territoires navajos, portes de l'Arizona.




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