Friday, March 4, 2016

Nouveau Mexique (66-30) : Albuquerque face aux plaines



     Après Santa Fe, la route 66 descend légèrement : elle perd en altitude, pour rejoindre le plateau d'Albuquerque, et descend au Sud pour finir la boucle qu'elle décrit au Nouveau Mexique, le « Santa Fe loop ». Albuquerque apparaît alors, sur l'étendue d'une plaine, entourée des champs encore exploités et alimentés par le Rio Grande, responsable des îlots de verdure locale. La cité agricole n'est guère loin de sa cousine du désert, mais la différence de leur caractère reste assez marquée : autant Santa Fe semblait une ville américaine trempée dans un bain de Mexique, autant Albuquerque paraît une ville mexicaine trempée dans un bain d'Amérique. Ce n'est plus l'air mystérieux des couleurs festives éclatant dans le soleil, mais l'inquiétant mystère des nuits où tous les chats, tous les coyotes, sont gris.

     Cette relative impression d'insécurité à notre entrée dans la grande agglomération est renforcée par le fait que nous y entrons à la nuit tombée. Finies, les vitrines de Santa Fe, voilà des rues pas très nettes, des maisons en moins bon état que les hôtels en carton-pâte de la ville précédente. La police dans les rues. Les filles qui dansent dans les clubs nocturnes. Quelque chose dans l'atmosphère suggère que les trafiquants de drogue ou d'êtres humains pourraient ne pas être trop loin – ou simplement les bandits de grand chemin, héritiers des gangsters de westerns. L'Arizona et la Californie ont chacun une frontière bien plus grande avec le Mexique que le Nouveau Mexique, mais ici, la connexion se sent dans l'air qu'on respire, pas la bonne connexion.

     Peut-être cette impression est-elle exagérée par rapport à la réalité : il suffit parfois de passer par le mauvais endroit à des moments suspects pour partir d'un mauvais sentiment. Alors, c'est peut-être l'aspect un peu délabré de notre chambre de motel ou le panneau à l'entrée qui nous ont influencés : « Chers hôtes ! Soyez les bienvenus et ne vous inquiétez pas, ici nous avons un partenariat avec la police. » (Je transcris de mémoire.) Il faut payer en cash. Les yeux du gérant de motel semblent nous dire, comme si nous débarquions d'un pays différent : « Welcome to New Mexico, gringos. On n’est pas au courant, ici, que les années 50 sont finies, ni que les lois ont changé (certaines ne changent jamais). Ne laissez rien dans votre voiture et ne vous garez pas n’importe où. » (Certaines de ces paroles n'ont d'ailleurs pas été dites que par ses yeux.)

    Comme nous décidons de rentrer en vie du dîner, nous tentons le Mc Donald's de l'autre côté de la route, pour vérifier s'il y a un menu tacos et des distributeurs de tequila à volonté pour les gringos de plus de 21 ans. Cette visite dans la célèbre chaîne de fast-food a dépassé nos espérances et restera marquée d'un trait vert-cactus dans l'histoire de nos vies personnelles : il y aura un avant et un après. En entrant dans le restaurant, notre impression est proche de celle que nous ressentions au Texas lorsque nous passions la porte des saloons et que tous les chapeaux de cow-boys se retournaient en même temps vers nous. Seule changeait la couleur de l'immersion : ici, nous étions les seuls blancs-becs dans une salle pourtant remplie. Les serveurs, le personnel de ménage, les familles pauvres venues s'intoxiquer aux menus à un dollar, tous étaient de type mexicain – même pas un motard brûlé par le soleil sous un foulard de rocker pour me donner tort. De quoi réfléchir sur le système fast-food : faire vendre par des pauvres de la malbouffe à des pauvres, pour qu'ils restent pauvres, et laisser remonter les dollars au siège social d'Oak Brook dans l'Illinois. Et même pas de fontaines de tequila pour rattraper.




   La lumière du lendemain nous permettait heureusement de marcher un peu dans le quartier ancien duquel nous n'étions pas loin, de quoi améliorer l'image que nous avions de la ville. Nous retrouvons les bâtiments à façade blanche que l'on associe souvent à l'architecture mexicaine, où pendent les piments, rouges, jaunes, verts, pour sécher avant de s'installer tranquillement au fond d'un burrito. L'église, les boutiques religieuses, les magasins de chapeaux ou d'artisanat local, quelques cactus pour décorer, et nous retrouvons le vernis touristique, mais nous lui pardonnons. Les habitants, quand ils ne sont pas dans la fraîcheur de leur salon ou en train de boire l'ombre de leur terrasse, ont la lenteur des pays chauds, le temps et un calme plein de de toute façon : ne suggèrent-ils pas que si l'on se tient calme, on peut aussi mener une vie paisible à Albuquerque ?

    Le beau temps, toujours au rendez-vous depuis plusieurs jours, nous invite à poursuivre notre découverte. C'est l'occasion de finir de traverser la ville, de voir ses habitations hétéroclites, des bâtisses traditionnelles mexicaines aux mobile-homes sédentarisés, en passant par les constructions de bois et les pâtés de béton, avec ou sans peinture.

   Puis revoilà la verdure, et quelques tracteurs prennent la route 66. Plusieurs rivières coulent des montagnes pour alimenter cette vallée du Rio Grande. Des vaches noires, des chevaux bruns regardent Denise (notre voiture) passer, et l'on se sent comme bercé par la musique du paysage, qui ressemble à celle de Veinte anos de Buena Vista Social Club, mi douce, mi mélancolique : « Si las cosas que uno quiere... se pudieran alcanzar... »

   Les repères de civilisation s'effacent de nouveau pour quelques heures, au train de marchandises près, que nous continuons de croiser, en jaune et bleu. Il achemine ses marchandises dans des wagons dont le nombre comporte trois chiffres, passant parfois sur de petits ponts de bois, d'aspect plus rustique que les ponts métalliques du Midwest et du Texas. Après la vieille station-service de Budville, c'est le désert, sa rocaille mal dégrossie, quelques cactus par-ci, par-là, et les flaques dans les trous de la vieille 66, où les oiseaux viennent boire jusqu'au passage des voitures.



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