Wednesday, February 17, 2016

Nouveau Mexique (66-28) : Las Vegas dans les vallons



     Le désert, dans lequel nous ne finissons pas de nous enfoncer, est intéressant en cela qu’il n’est pas un désert : il est plein de sa végétation frisée, sèche mais verte sur sa terre rouge. Ce désert est parfois découpé par des lignes barbelées, qui remplacent les barrières de métal du Texas (et, je le rappelle, les charmantes petites clôtures blanches épousant le relief des vallons du Missouri !). Le Nouveau Mexique a donc ses ranchs, quoique on y voie moins d’animaux paissant qu’au Texas, qui demeure plus vert. En fait, on se demande parfois l’utilité de ces délimitations de territoire au milieu du vide, puisque l’homme ose rarement y laisser mourir son bétail : question de principe, de sacralité de la propriété privée aux États-Unis ? Les plaines sont-elles plus vertes en hiver ? Est-ce la possibilité de ressources souterraines ?

     Il faut s’enfoncer un peu plus dans l’État pour en saisir les nuances, soit plus fertiles, soit plus arides encore.

     A ce moment, la route, qui était droite, se tortille et se glisse dans tous les sens autour des collines. Il y a une raison claire à cela : sur cette portion, la route servait à relier les villages entre eux ; ces derniers se trouvaient alors en plein sur le Main street of America, une aubaine pour ces bourgades retirées. Bien sûr, cet effet du passage de la 66 s'est annulé avec l'abandon de la route en 1985, et surtout, dans les années 60 et 70, à cause du développement du freeway, l'autoroute moderne, qui ne peut se permettre de passer dans les villages isolés. Ces derniers, donc, ont retrouvé leur calme, mais ils bénéficient toujours d'une route bien entretenue qui les relie à la civilisation du XXIe siècle.

   Ces villages jetés entre les arbres et les rochers d’une colline ne s'alimentent pas seulement par la route, mais aussi par la rivière, qui sont sans doute la raison de leur établissement par ici. Les berges verdoyantes contrastent étonnamment avec le climat sec alentour, à la manière d'une oasis dans un sahel américain. Elles nourrissent le bétail, les vaches qui paissent sous un arbre garni, quelques chevaux, sous l’œil du chien du village, lui vieux et fatigué d'ennui, qui semble s'affadir autant que les vaches ont l'âme molle. Quand nous descendons explorer ce silence et ce vide, il nous suit, curieux, ou suppliant, dans les recoins du village : « Voyageurs ! Emmenez-moi ! Ce pays est vide et les croquettes y sont rassies, sous l'effet du soleil ! » Mais supporterais-tu, ô chien, dans le monstrueux Los Angeles, la ville à perte de vue, le vent dans les décapotables et l'intact parfum hollywoodien des toutous californiens ? Crois-nous, la fraîcheur d'une rivière et la caresse du soleil valent bien plusieurs vies de pet sitting à Beverly Hills ou de séjours de luxe à l'animal hospital plus chers qu'aucun de ceux que tes maîtres pourront jamais payer pour eux-mêmes.




    Ces villages minuscules, que l’on voudrait appeler des hameaux et qui font concurrence à l’éparpillement des communes dans les provinces françaises, contiennent pourtant leur Poste et leur place de parking pour les handicapés. Toutes les maisons sont groupées autour d'une église, dans un vieux style espagnol, avec sa place et son cimetière. On dit que certaines de ces églises appartiennent à d'anciennes missions, datant parfois du XVIIe siècle, une sorte de préhistoire ou d'antiquité américaine. Entretenues et résistant aux siècles, elles tiennent bon et semblent rappeler que le Christ vous attend, encore au milieu du désert, ou peut-être surtout là.

     Les maisons sont souvent des pierres qu’on a entassées en forme de murs sous un toit de taule : la caillasse ne manque pas dans ce désert pierreux, où les rocs rouges tombent des montagnes comme les feuilles à l’automne dans les pays à saisons. (Le tout est de se trouver un Blue Hole ou une rivière pour fonder une bourgade qu’on abandonnera le plus tard possible.) Sur la place, les auvents de bois invitent aux siestes, mais l'absence est seule à les occuper, depuis que les habitants sont peut-être partis, ayant oublié où était leur maison. Où ça ?

     Cependant, chose improbable mais non impossible, puisque nous nous trouvons non seulement dans un pays où le ridicule fait vivre, mais aussi plus précisément dans un Etat d'enchantement, une ville dont la rumeur traverse les océans, les frontières et les écrans de télévision s'offre bientôt à nos yeux : la fabuleuse Las Vegas. Pourtant, ce n'est pas la Vegas du fameux panneau (« Welcome to fabulous Las Vegas, Nevada »), de la chanson d'Elvis ou des Very Bad Trips (que Dieu merci je n'ai jamais vus) ; ce n'est pas non plus un remake du petit Vega du Texas. C'est un autre Las Vegas, homonyme, mais sous forme de village (de même qu'on trouve, à quelques kilomètres de Santa Fe, un Madrid de 150 habitants). Les seuls points communs entre les deux Vegas, si l'on veut à tout prix en trouver, ce sont les voitures immenses (mais limousines d'un côté, high wheel trucks de l'autre), les hôtels le long de la route (de standing différent), le saloon et le KFC qui peuvent rappeler l'entertainment du Nevada, avec beaucoup d'imagination et si l'on veut s'économiser un voyage si loin. Pour éviter de confondre les deux, je propose donc le toponyme de Las-Vegas-dans-les-Vallons.

     En effet, on est ici bien loin du Venezian ou du Bally's, ou même des simples quartiers résidentiels de Vegas, qui ressemblent à ceux de toute grande cité américaine, à ceci près que leur eau est puisée dans un désastre écologique. Las-Vegas-dans-les-Vallons est plein de mobile-homes sédentarisés à l'aide de quelques parpaings, qui ont fini par s'intégrer dans le tissu urbain. Les habitants, que l'on croise un peu plus que dans les villages précédents, sont suivis par leur queue de cheval et leurs joues piquent de poils roux, blancs ou jaunes, ou d'un mélange des trois, pas toujours bien rasés, mais c'est pour le charme. Ces gringos par le sang ne le sont plus ni par la peau, ni par l'âme : descendants de cow-boys venus goûter vallons et vallées solitaires aux frontières des pays qui parlent espagnol, ils sont une sorte de Mexicains blancs, d'Américains sous le soleil du Sud.

    Après ces observations ethnographiques superficielles et nos hommages rendus au KFC (car nous aimons la couleur locale), nous suivons les panneaux bilingues anglais-espagnol (si, si, ils sont aussi en anglais) pour enfiler les montagnes russes de quelques collines rouges supplémentaires.






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