Friday, May 2, 2014

Texas (66-22) : Texola & Mc Lean


« Oh Susanna, oh don’t you cry for me… Ah ! Pardon lecteur, j’étais en train de chantonner un air sur mon banjo et je ne t’ai pas vu arriver. C’est qu’ici, vois-tu, c’est le Texas – mets ton chapeau, tes bottes et tes éperons, gare ton cheval et viens : tu verras que ce n’est qu’à peine un cliché.

A Texola, on pourrait avoir une ligne dessinée sur le sol, qui couperait la route : ce village matérialise la frontière de l’Oklahoma avec le Texas. Les quelques maisons de bois au toit éventré ou les stations-service abandonnées, les bâtiments avalés par la végétation et digérés par le silence reposent sur les bords de la Route. Cette Route est encore, à la mode d’Oklahoma, une série de plaques de béton, entre lesquelles l’herbe a poussé ses têtes, comme on est bien sous les pneus des voitures. « No place like Texola, » proclament encore des lettres peintes sur la taule d’un ancien motel, dont l’enseigne rouillée tient encore par des poteaux plantés dans de vieux bidons remplis de ciment, pour n’annoncer plus que le passage du temps, en fonction de la surface que la rouille a déjà avalée.

Des boîtes aux lettres esseulées, quelques pick-up semblent indiquer, contre toute attente, que le petit hangar de taule, derrière les arbres, est encore utilisé ; qu’il jouxte peut-être une maison, une habitation. Le facteur ne doit guère passer plus souvent que tous les 66 du mois : on est à la limite de la ruine, aux frontières de l’abandon, mais il y a encore âme qui vive ; tout est comme dans la mélodie minimaliste au bottle neck sur une guitare, qui ouvre et qui conclut le film Paris, Texas, de Ry Cooder. 




Pour nous, c’est la plongée dans ce Texas, sans masque et sans tuba. Reverrons-nous des prairies comme en Illinois ? des vallons comme au Missouri ? des champs, d’une part, des banlieues sans villes, d’autre part, comme en Oklahoma ? des déserts ? La vie sera-t-elle la même maintenant que le Midwest n’existe plus ? …

Contrairement à ce que les westerns hollywoodiens nous disent de ses paysages, le Texas est un État en grande partie assez vert. Bien sûr, ce n’est pas un relief verdoyant partout comme dans le Washington, l’Ohio ou l’Oregon ; mais il ne s’agit pas d’un désert plein à cactus, ni des plaines de Monument Valley, d’Arizona, où rôdent les coyotes et les Indiens.

On ne voit plus trop de champs, mais de plus en plus de ranchs, de propriétés immenses offertes à la pâture des bêtes, des vaches principalement, où il ne fait bon que se déplacer à cheval, et ce encore aujourd’hui. Ces plaines sont parfois veinées de canyons étroits et peu profonds, mais assez étendus pour être gênants, autour desquels prolifère une population de buissons secs, d’arbustes au ras du sol ou d’herbes mi-longues et demi-sèches. Dans ces articles, je parlerai surtout de la partie Nord du Texas, par laquelle passe la route 66, alors que cet État est beaucoup plus grand, un peu plus que la France, et qu’il est forcément riche d’une certaine diversité : nous n’avons pas été à Houston d’où partent les fusées, Dallas où meurent les présidents, ni même à Austin où pleuvent quelquefois, dans les mois d’été, des pluies plus chaudes que des larmes.

Nous entrons donc au Texas avec une bouche, des dents et de l’appétit, comme il en faut pour les platées, les portions généreuses de ce peuple de cow-boys, ça creuse de garder les vaches toute la journée sur un cheval. Extérieurement, le steak house de Mc Lean (vous pouvez oublier le mot fast-food jusqu’à Albuquerque, NM) paraît tout calme, sous sa façade de bois, sa terrasse de bois, ses escaliers de bois et son auvent de bois. De vieilles lettres, pareilles à celles avec lesquelles on écrit sur les enseignes dans les westerns, annoncent le nom de l’établissement, emprunté à un classique de country music qui évoque la vallée d’une rivière rouge. Quelques personnes discutent sur le palier et le parking est plein de pick-up ; conseillés par la faim, notre guidebook et le charme si texan du lieu, we step in.

Tous les habitants qui semblaient absents des villages, tous les hommes vivants qui manquaient dans les rues, toutes les âmes incarnées que l’on croyait avoir été faites fantômes, ils se trouvaient là, en fait, dans le sanctuaire béni de la nourriture, la chapelle des dents voraces, le temple du bon appétit bien sûr. Une serveuse, un peu forte par rapport aux canons californiens, mais mince en comparaison de ceux du Midwest, et non sans une certaine grâce bien de chez elle, nous installe sur des chaises en bois, sous les planches et les affiches, les gravures, les photos en noir et blanc de Buffalo Bill ou de rodéos, à une table coiffée d’une nappe rouge à carreaux blancs. Pour nous aider à décider si nous prendrons une « Texas size salad » ou l’une des bonnes grosses pièces de bœuf comme ils les servent ici, notre Américaine nous apporte, dans un foulard emprunté à Lucky Luke, une volumineuse miche de pain noir, avant même que nous ayons le temps de crier miam : le Texas ne manque pas à son sens du service.

Le village de Mc Lean, malgré son musée de la route 66, ne peut être soupçonné de tourisme. Comme je l’ai déjà dit, seuls y résident des personnes du troisième âge, des revenants et des propriétaires de ranchs ; Mc Lean est loin de tout, sauf de la Route qui aujourd’hui n’est plus grand chose. On ne peut donc pas non plus soupçonner la clientèle qui passe dans notre steak house de s’être déguisée pour nos beaux yeux naïfs d’Européens lecteurs de Morris et de John Wayne. Un homme, assis face à sa femme (qui fut une cow-girl en son temps, n’en doutez pas), laisse passer les cheveux blancs (non, presque pas jaunes !) de sa chevelure longue par le trou arrière de sa casquette qui le protège de la lumière de la lampe ; il s’attaque, comme elle, à la copieuse scène de ribs qui se joue dans son assiette tandis que nous attendons la nôtre. Se rendant dans la grande salle, traverse alors un groupe de cow-boys (je ne sais pas les nommer autrement), comme en témoigne leur chapeau de cuir aux bords bellement recourbés, leur chemise à carreaux, parfois leur moustache, et surtout leurs blue jeans un peu brunis et leurs bottes à talons forts, derrière lesquelles brille, tinte, roule sur elle-même une petite étoile en forme d’éperon. On sent qu’on revient juste du ranch ; c’est la pause de midi ; bientôt il faudra reprendre le truck et rejoindre les chevaux fidèles qu’on montera pour surveiller le cattle, pardon, le cheptel, qui fournira les prochains steaks et les prochains repas.

Ma pomme de terre arrive, avec des ribs, des légumes, du riz, une barquette de blue cheese, une assiette de salade, un coca et un grand couteau de boucher, ou presque. Comme on sait bien vivre, ici ! Texas-size, l’expression courante ici ne mentait pas ; « Everything is bigger in Texas,” they say. Les gens semblent aimables, francs, serviables, dynamiques, mais peu habitués à voir des étrangers, et pourtant ne s’en étonnant même pas, tant le calme des impavides ranchers est imperturbable. Nous sourions de la décoration un peu clinquante, que ce clinquant soit intentionnel ou involontaire ; la décoration des murs de l’entrée est en effet un peu plus texane que le Texas. Puis nous prenons le chemin poussiéreux de Mc Lean, pour explorer le village et régler nos comptes avec le coyote de Billy the Filth, qui ne perd rien pour attendre notre duel au Colt 500 dans l’avenue principale de la bourgade, au milieu des serpents à sonnettes.

Mc Lean, c’est un charme franc et rustique de village en apparence abandonné ; mais il l’est moins que Texola, et est un peu plus « grand ». Cependant, il réunit en lui seul plus d’un cliché de western ; à ceci près que, contrairement à la Bodies californienne que l’on montre aux touristes, Mc Lean reste Mc Lean ; Mc Lean reste habitée et vécue par ses habitants ; beau séjour, pour la promenade digestive des rescapés des laideurs oklahomasiennes.

Des maisons de taule ou de bois se font face de part et d’autre de la rue déserte où ne passe nulle voiture, nul truck, sauf trois fois par heure, pour traverser et sans savoir qu’ici est Mc Lean. Si vous habitez sur Main street, vous avez peut-être une maison de briques, comme le barbier qui semble avoir gardé son enseigne du siècle passé, le club des vétérans ou le petit musée de la route 66 ; Main street donne sur les champs et contient aussi ses bâtiments éventrés, à l’abandon, à demi démolis ou en passe de l’être par les effets des herbes folles, qui rongent plus qu’on ne le croit. Le carrefour principal (Main street crossing First st) est pavé de briques, et ses boutiques ont un auvent qui permet, en été, des promenades à l’ombre. Personne dans la rue, et pourtant de rares voitures sont garées à côté de la nôtre. 

On peut s’écarter un peu, pour voir le trottoir disparaître, être fait de poussière ou d’herbe sèche, ou d’herbe pas coupée. On verrait de grands prés à l’horizon, sous la citerne en hauteur du village, s’il n’y avait pas des arbres et des hangars personnels. Quelques silos, quelques églises protestantes abandonnées, quelques drapeaux des USA et du Texas flottant mal dans la faiblesse du vent. Il fait chaud. Le ciel est bleu, à peine pommelé de quelques pâles nuages. On n’entend plus que le silence, les cigales et le grésillement des rattle snakes qui vous invitent à ne pas vous aventurer trop loin dans le jardin de la maison hantée. La fontaine publique est asséchée ; les fils électriques courent au-dessus de nos têtes, avec les feux tricolores suspendus au-dessus du carrefour, sans poteaux ; une fresque à demi effacée sur les briques d’un mur célèbrent Elvis et Cadillac ; certaines stations-service ne se réveilleront jamais ; quant au motel désaffecté, tout ne semble pas encore perdu, sauf la clientèle. J’ignore l’histoire sans doute mystérieuse de Mc Lean… quelle famille le quitta à cause de l’aridité du pays, quel enfant imprudent y mourut des piqûres d’un serpent à sonnettes, quels duels meurtriers ajoutèrent au rouge des briques de Main street celui d’un sang trop jeune ; et pourtant rien n’y vint troubler notre repos, si ce n’est le désir de découvrir à quels mythes la Route le reliait encore, un peu plus à l’Ouest.



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