Saturday, February 22, 2014

Kansas (66-16) : Oh, Kansas


Kansas, c'est toi.

Bon vieux, va.

Le passage de la frontière du Missouri au Kansas est sans équivoque : à son franchissment, un paysage différent s'impose comme un obviously. Son panneau indicateur n'est pas franchi depuis une seconde que déjà la route est en mauvais état, les barrières de métal rouillé remplacent celles de bois, l'herbe jaunie se mêle à l'herbe qui ose à peine être verte. C'est un passage de la campagne à la campagne, on est toujours au Midwest, mais le pays est autre : son charme est plus rude, son attrait plus inégal, son apparence moins soignée : le Missouri était bucolique, le Kansas est rustique. Changement brusque d'atmosphère, retournement d'état d'esprit, bouleversement de l'état des lieux : tout semble plus vieux, plus abandonné, plus immobile, en moins bon état. Kansas : aucune frontière d'Etat ne s'est montrée aussi nette pour nous que celle qui te sépare du Missouri.

Suivant les gerçures du goudron, les craquelures de sa peau noire saupoudrée de poussière brune, les sinuosités d'une route comme à l'abandon mais qui semble suffire aux paysans (je n'ose pas dire : aux agriculteurs), nous osons nous enfoncer, le mot semble avoir été créé pour ce moment, dans le plat pays du Kansas. Plus de farandoles de barrières blanches le long des courbes des vallons; finis, les petits prés où paît à peine plus d'une famille de vaches à enfant unique ; les vertes cultures sont remplacées par des champs de maïs immenses. La magie du Missouri, où tout semblait se réveiller de nulle part et où la nature cachait une douce surprise derrière chaque colline, cette magie n'opère plus au Kansas : tout n'y est pas calme, mais silencieux; les gens n'y sont pas mal aimables, mais ils en sont absents; ce n'est pas de l'espace, mais du vide. Vide : voilà le mot du Kansas.

Vous commencez à comprendre que cet article ne sera pas long, non seulement du fait de la brièveté de la route 66 dans cet Etat (environ 13 miles), mais aussi du fait de l'inquiétante inexistence qui semble omniprésente dans cette région. La principale ville du Kansas par le nombre d’habitants, Kansas City, n’est même pas au Kansas. Elle est au Missouri, sur la frontière. La capitale, Topeka, est même moins grande que Wichita, villes que l’on peut trouver dans certains westerns en noir et blanc, à condition de considérer que tout n’a pas été tourné dans un studio en Californie : « Hey, buddy, they say you must leave Dodge City, or the marshall’s gonna put you in jail again… » En dehors de cela, rien. Pire qu'un désert, parce qu'un désert, on s'y attend évidemment. Je ne cesse de dire que le Kansas est vide, je vais d'ailleurs encore le répéter plusieurs fois faute d'avoir autre chose à dire à son propos, mais honnêtement, je pense que ce n'est pas faux.

Pourtant, malgré ce bref passage dans l'Etat (ou, pour mieux dire, cette discrète coupe par la route de son angle Sud-Est, puisque c'est quasiment un rectangle, faute de relief pour donner des frontières naturelles!), le Kansas nous a laissé l'impression de ces deux visages : d’un côté, la beauté du néant; de l’autre, l’aspect terrible de l’ennui.

Pour le néant, ce sont quelques maisons qui l'habitent et le rendent presque beau. Inutile de préciser qu'elles ont la place d'être grandes; quelques chevaux courent dans un enclos à côté du jardin, qui, lui, se confond avec la plaine et ne s'arrête qu'à l'horizon: à quoi bon, en effet, placer des barrières quand il n'y a pas de voisin à moins de trois miles? On imagine que là-bas, les enfants sont heureux, qu'ils n'ont personne pour les déranger, pas de voitures dans la rue, pas de locataire du dessous à ménager. Ils peuvent crier, inviter leurs cousins, jouer aux Indiens qui habitaient ici avant eux, chantant leurs cris sacrés aux esprits dans le vent et collectant de nouvelles plumes pour décorer la hache de guerre pour le jour où les Blancs reviendront -je brode, comme, j'imagine, les dames du Kansas le font pour habiter leur vide. On peut lire au calme; faire la sieste sans crainte d'être réveillé; le lieu est idéal pour la retraite, dans tous les sens du terme. Le Kansas fut le refuge de nombreux Noirs américains rescapés des tortures de l'esclavage longtemps infligé à leur couleur de peau; ce fut en effet le pays de John Brown. Le confort, ici, est d'être oublié par le reste du monde.

L'ennui, c'est de la poussière dans le vent, quand il y a du vent. La poussière est à peu près la seule chose qui passe dans les rues des villages que nous avons traversés. S'ils ont perdu des habitants, s'ils ont quelques couleurs d'abandon, ils ont gardé intacte leur apparence de villages de western, avec leur brique, leurs frontons, leurs formes arrondies et crochues. On a peine à croire que la route 66 passe bien par leur centre-ville: Main street donne à chaque fois une vue imprenable sur les champs. La chanson de ce Kansas est un peu The house of the rising sun, pour son côté terrible, épuré, ancien et rouillé, grinçant et solitaire. Dans un autre registre, le Kansas est le pays où l'héroïne du Magicien d'Oz vit un ennui mortel dans la ferme de son oncle et de sa tante avant que ne viennent l'en rescaper un lion et un robot, personnages tout aussi improbables l'un que l'autre au Kansas. En dehors des villages, les maisons sont plus dispersées encore qu'au Missouri; plus d'une est abandonnée et porte encore le panneau « For Sale » qui semble signifier : « Qui veut venir s'ennuyer à ma place? » Les habitants qui restent sont républicains; conservateurs de longue date, ils sont les premiers à avoir interdit les boissons alcooliques aux Etats-Unis au moment de la Prohibition. Ils n'ont pas peur du temps qui passe ; on est habitué, ici.

Dire que le Kansas fut français ! Comme je l'ai dit à propos du Missouri, il faisait partie de cette Nouvelle-France que nous n'avions pas totalement explorée, et que nous avons vendue aux Américains en laissant dessus des Indiens à qui l'on avait pas forcément demandé leur avis, ce que ne firent pas non plus les nouveaux occupants. Voilà pourquoi le nom des lieux est emprunté non à la langue de Molière et des châteaux de la Loire, mais plutôt à celle des Indiens qui y chassaient le bison (comme pour beaucoup d'Etats, le nom de l'Etat est celui de la principale tribu) ou à celle des colons fermiers pour Galena, Riverton, Baxter Springs que nous avons traversées.

Que dire de plus de cet Etat au centre géométrique des Etats-Unis ? (A moins que le centre ne se trouve dans le Nebraska, à Omaha, célèbre par son oracle – même combat.) Cet Etat aux villages à peine construits, où, quand vous croisez un habitant, plus rare qu'une étoile filante, vous avez envie de faire un voeu; le seul habitant du Kansas que j'aie jamais rencontré avait fui le Kansas, et c'était en vacances à Hawaii. Entre les champs de maïs et les enclos de chevaux, les gens ne savent même pas que la route 66 traverse leur pays. Le Kansas nous laisse une impression un peu mystérieuse, intrigante, pas dénuée de charme, même si l'on ne souhaite pas y vivre, puisqu'on pense qu'on ne peut qu'y mourir d'ennui.




Je repense à un groupe de chanteurs que je connaissais en France, qui s'appelait Kansas et qui est originaire de l'Etat. On peut entendre dans l'une de leurs chansons intitulée Dust in the wind la mélancolie que la platitude du pays suscite en eux : “All we are is dust in the wind... Everything is dust in the wind ...”

Quant à moi, Kansas, c'est sur un vieux banjo cassé que je voudrais composer mon hymne à tes déserts de fermiers où meurent quelques derniers bestiaux aux coins des villages anciens de deux siècles au moins.

L’Oklahoma qui arrivait nous réservait-il des surprises plus étonnantes ?


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