Tuesday, February 25, 2014

Kansas (2) : le Kansas de l'oubli



La route rappelle son nom sur une peau de ciment dans le village.



La dernière chose que le Kansas oubliera, c'est son patriotisme. 



Real estate : si vous voulez acheter une maison d'oubli et vous assurer contre le souvenir.



Fresque louant les étendues sillonnées par les cow-boys et les colons.



Café on the Route. A été utilisé dans un film apparemment.



Vieille station-service rénovée : seul le passé est neuf au Kansas.



Rue.



Ecole du Kansas.



Trottoir de brique, devanture de bois.



L'un des lieux à demi abandonnés (on ne sait jamais, avec le Kansas) de cet Etat.



Bienvenue à Baxter Springs ! Stay awhile - and not for too long a time.



Elections pour le shériff.



Voilà à quoi est associée l'idée de modernité (ici, en joaillerie) : à la ferme. 



Eglise avec ses briques et son ardoise.



Restes d'une station-service au pied du mur de briques. Main street.



Oubli.



Et enfin, un des derniers lieux anciens encore en activité, si vous voulez des cookies bien du coin. 


Sunday, February 23, 2014

Kansas (1) : le Kansas du vide



Ici commence le Kansas. C'est bon, vous n'avez pas peur?



La route, la route, elle craque.



De rares camions remplissent le temps d'un passage le vide du Kansas.



Manière d'habiter le vide : le clinquant.



Eh, shériff, y a personne dans ta ville.



Rue pleine de vide.



Quartier résidentiel. Comme dit plus haut, les maisons ont la place d'être grandes.



Publicité adressée aux passants hypothétiques.



Jusque dans le vide sont les avocats. 



Ne soyez pas trompés par la présence d'individus dans le village : c'est nous.



Ca, c'est du Kansas.



Les nuages seuls décorent les rues du Kansas.



Main street, avec vue sur les champs. Ca ne s'invente pas.


Saturday, February 22, 2014

Kansas (66-16) : Oh, Kansas


Kansas, c'est toi.

Bon vieux, va.

Le passage de la frontière du Missouri au Kansas est sans équivoque : à son franchissment, un paysage différent s'impose comme un obviously. Son panneau indicateur n'est pas franchi depuis une seconde que déjà la route est en mauvais état, les barrières de métal rouillé remplacent celles de bois, l'herbe jaunie se mêle à l'herbe qui ose à peine être verte. C'est un passage de la campagne à la campagne, on est toujours au Midwest, mais le pays est autre : son charme est plus rude, son attrait plus inégal, son apparence moins soignée : le Missouri était bucolique, le Kansas est rustique. Changement brusque d'atmosphère, retournement d'état d'esprit, bouleversement de l'état des lieux : tout semble plus vieux, plus abandonné, plus immobile, en moins bon état. Kansas : aucune frontière d'Etat ne s'est montrée aussi nette pour nous que celle qui te sépare du Missouri.

Suivant les gerçures du goudron, les craquelures de sa peau noire saupoudrée de poussière brune, les sinuosités d'une route comme à l'abandon mais qui semble suffire aux paysans (je n'ose pas dire : aux agriculteurs), nous osons nous enfoncer, le mot semble avoir été créé pour ce moment, dans le plat pays du Kansas. Plus de farandoles de barrières blanches le long des courbes des vallons; finis, les petits prés où paît à peine plus d'une famille de vaches à enfant unique ; les vertes cultures sont remplacées par des champs de maïs immenses. La magie du Missouri, où tout semblait se réveiller de nulle part et où la nature cachait une douce surprise derrière chaque colline, cette magie n'opère plus au Kansas : tout n'y est pas calme, mais silencieux; les gens n'y sont pas mal aimables, mais ils en sont absents; ce n'est pas de l'espace, mais du vide. Vide : voilà le mot du Kansas.

Vous commencez à comprendre que cet article ne sera pas long, non seulement du fait de la brièveté de la route 66 dans cet Etat (environ 13 miles), mais aussi du fait de l'inquiétante inexistence qui semble omniprésente dans cette région. La principale ville du Kansas par le nombre d’habitants, Kansas City, n’est même pas au Kansas. Elle est au Missouri, sur la frontière. La capitale, Topeka, est même moins grande que Wichita, villes que l’on peut trouver dans certains westerns en noir et blanc, à condition de considérer que tout n’a pas été tourné dans un studio en Californie : « Hey, buddy, they say you must leave Dodge City, or the marshall’s gonna put you in jail again… » En dehors de cela, rien. Pire qu'un désert, parce qu'un désert, on s'y attend évidemment. Je ne cesse de dire que le Kansas est vide, je vais d'ailleurs encore le répéter plusieurs fois faute d'avoir autre chose à dire à son propos, mais honnêtement, je pense que ce n'est pas faux.

Pourtant, malgré ce bref passage dans l'Etat (ou, pour mieux dire, cette discrète coupe par la route de son angle Sud-Est, puisque c'est quasiment un rectangle, faute de relief pour donner des frontières naturelles!), le Kansas nous a laissé l'impression de ces deux visages : d’un côté, la beauté du néant; de l’autre, l’aspect terrible de l’ennui.

Pour le néant, ce sont quelques maisons qui l'habitent et le rendent presque beau. Inutile de préciser qu'elles ont la place d'être grandes; quelques chevaux courent dans un enclos à côté du jardin, qui, lui, se confond avec la plaine et ne s'arrête qu'à l'horizon: à quoi bon, en effet, placer des barrières quand il n'y a pas de voisin à moins de trois miles? On imagine que là-bas, les enfants sont heureux, qu'ils n'ont personne pour les déranger, pas de voitures dans la rue, pas de locataire du dessous à ménager. Ils peuvent crier, inviter leurs cousins, jouer aux Indiens qui habitaient ici avant eux, chantant leurs cris sacrés aux esprits dans le vent et collectant de nouvelles plumes pour décorer la hache de guerre pour le jour où les Blancs reviendront -je brode, comme, j'imagine, les dames du Kansas le font pour habiter leur vide. On peut lire au calme; faire la sieste sans crainte d'être réveillé; le lieu est idéal pour la retraite, dans tous les sens du terme. Le Kansas fut le refuge de nombreux Noirs américains rescapés des tortures de l'esclavage longtemps infligé à leur couleur de peau; ce fut en effet le pays de John Brown. Le confort, ici, est d'être oublié par le reste du monde.

L'ennui, c'est de la poussière dans le vent, quand il y a du vent. La poussière est à peu près la seule chose qui passe dans les rues des villages que nous avons traversés. S'ils ont perdu des habitants, s'ils ont quelques couleurs d'abandon, ils ont gardé intacte leur apparence de villages de western, avec leur brique, leurs frontons, leurs formes arrondies et crochues. On a peine à croire que la route 66 passe bien par leur centre-ville: Main street donne à chaque fois une vue imprenable sur les champs. La chanson de ce Kansas est un peu The house of the rising sun, pour son côté terrible, épuré, ancien et rouillé, grinçant et solitaire. Dans un autre registre, le Kansas est le pays où l'héroïne du Magicien d'Oz vit un ennui mortel dans la ferme de son oncle et de sa tante avant que ne viennent l'en rescaper un lion et un robot, personnages tout aussi improbables l'un que l'autre au Kansas. En dehors des villages, les maisons sont plus dispersées encore qu'au Missouri; plus d'une est abandonnée et porte encore le panneau « For Sale » qui semble signifier : « Qui veut venir s'ennuyer à ma place? » Les habitants qui restent sont républicains; conservateurs de longue date, ils sont les premiers à avoir interdit les boissons alcooliques aux Etats-Unis au moment de la Prohibition. Ils n'ont pas peur du temps qui passe ; on est habitué, ici.

Dire que le Kansas fut français ! Comme je l'ai dit à propos du Missouri, il faisait partie de cette Nouvelle-France que nous n'avions pas totalement explorée, et que nous avons vendue aux Américains en laissant dessus des Indiens à qui l'on avait pas forcément demandé leur avis, ce que ne firent pas non plus les nouveaux occupants. Voilà pourquoi le nom des lieux est emprunté non à la langue de Molière et des châteaux de la Loire, mais plutôt à celle des Indiens qui y chassaient le bison (comme pour beaucoup d'Etats, le nom de l'Etat est celui de la principale tribu) ou à celle des colons fermiers pour Galena, Riverton, Baxter Springs que nous avons traversées.

Que dire de plus de cet Etat au centre géométrique des Etats-Unis ? (A moins que le centre ne se trouve dans le Nebraska, à Omaha, célèbre par son oracle – même combat.) Cet Etat aux villages à peine construits, où, quand vous croisez un habitant, plus rare qu'une étoile filante, vous avez envie de faire un voeu; le seul habitant du Kansas que j'aie jamais rencontré avait fui le Kansas, et c'était en vacances à Hawaii. Entre les champs de maïs et les enclos de chevaux, les gens ne savent même pas que la route 66 traverse leur pays. Le Kansas nous laisse une impression un peu mystérieuse, intrigante, pas dénuée de charme, même si l'on ne souhaite pas y vivre, puisqu'on pense qu'on ne peut qu'y mourir d'ennui.




Je repense à un groupe de chanteurs que je connaissais en France, qui s'appelait Kansas et qui est originaire de l'Etat. On peut entendre dans l'une de leurs chansons intitulée Dust in the wind la mélancolie que la platitude du pays suscite en eux : “All we are is dust in the wind... Everything is dust in the wind ...”

Quant à moi, Kansas, c'est sur un vieux banjo cassé que je voudrais composer mon hymne à tes déserts de fermiers où meurent quelques derniers bestiaux aux coins des villages anciens de deux siècles au moins.

L’Oklahoma qui arrivait nous réservait-il des surprises plus étonnantes ?


Wednesday, February 19, 2014

Missouri (66-15) : Le jus de Denise


              C’est la batterie, qui reçoit les premiers assauts mécaniques, les premières pincées électriques, les premiers soins du chirurgien des voitures qu’est notre mécanicien missourien. Tout n’est pas si simple : on essaie d’abord de la ranimer, de la revigorer par quelques coups de jus, de lui refaire une santé par la force des pinces, avant de se rendre vite compte qu’elle a besoin d’être remplacée. Il faut donc en trouver une autre, si possible de la bonne taille, et la fixer, la brancher, la faire fonctionner. Les Missouriens du garage s’aventurent alors dans le chaos de leur cour, entre les herbes et les joues de métal, ouvrent impudiquement quelques capots, farfouillent, dévissent, démontent, et finissent par nous trouver la batterie du bon calibre, une du moins qui nous permette de tenir, oh pitié faites que ce soit possible, jusqu’en Arizona, jusqu’en Californie et à Santa Monica, ces pays du bout du monde.

Tout cela prend du temps, et les coups de vis, les auscultations, les coups de jus, se produisent au milieu du bal des amis du voisinage qui passent dire bonjour, discuter, parler de leur voiture ou de leurs autres amis. (A entendre l’accent des gens du Missouri, on comprend pourquoi ils sont gros : ils mangent tous leurs mots !) Ainsi, si vous vous imaginiez un mécanicien pressé, affairé, soucieux, ou même stressé, effacez immédiatement cette image de votre esprit : ici, on a tout le temps devant soi, on s’arrête, on parle, on sourit doucement parce qu’on est un peu intrigué par ces Français débarqués d’au-delà de la Louisiane, tout de même, on laisse résonner les sons de musique country qui se succèdent à la radio dans le grand hall du garage. Difficile d’expliquer pourquoi il nous était impossible de ressentir le moindre ennui, la moindre impatience, ou le moindre agacement. Nous étions au fin fond du Missouri, dans un garage extraordinaire de la route 66, avec des personnes qui ignoraient tout des États-Unis, ne connaissant que le Missouri, et dont nous avions pourtant tout à apprendre, ou presque. 

« Comment sont les filles en Californie ? Est-ce que les Françaises aiment les Américains ? -Eh, Jimmy, il faut que nous allions à Paris, les Françaises aiment bien les Américains. Do you like fat girls ? and black girls? … and do you pay for it? »

Tout cela peut vous paraître bien horrible lu ainsi, mais il vous aurait fallu voir le mécanicien, avec son sourire brèche-dents et son regard d’ange, ses mains toutes calleuses et noircies par les cambouis, son accent à couper à la tronçonneuse ou au bulldozer. Lui, de sa vie, n'était jamais sorti du Missouri, à cela près qu'il venait du Tennessee. Cette origine pouvait s'entendre dans son accent du Sud, un peu plus aigu et tordu que celui des ses amis missouriens du terroir. « I am from the South, I am a rebel.. » Nous lui chantions des « I wish I was in Dixie... » auxquels il nous répondait par des « Frère Jacques, dormez-vous? » Eh eh, bluffés les Français n'empêche. La chanson date peut-être de l'occupation française.

Sans doute cet homme ne s'était-il jamais posé la question de savoir s'il allait être mécanicien : il s'est retrouvé dans un garage, un jour, avec une voiture entre les mains, avec la même détermination impossible à maîtriser que celle du jour de notre naissance. Et peu importe, puisque cela est bonheur, et puisque son destin de personnage mythique de la route 66 est comme dans l'ordre de la nature. La dernière erreur serait de vouloir juger sa vie en la comparant à la nôtre.

La journée se prolonge dans la cour du garage, on finit par tromper l'heure du déjeuner en grignotant des cacahuètes achetées en format américain (oh, quelques centaines de grammes); on discute; on nourrit ses rêves de vies missouriennes; on refait l'Amérique sans la défaire. On comprend que les gens ici, font ce qu'ils font comme il le feront toujours, parce que le bonheur est la couleur de l'arrière-plan, même s'ils n'en ont pas aussi conscience que s'ils avaient un jour connu le désespoir, qui ne pousse pas ici. D'adorables fillettes du Missouri passent dans le garage, les filles du patron. Déjà en jeans, dans leurs premières années de Middle School, elles profitent des vacances, qu'on ne passe ulle part si bien qu'au pays. Elles ont leur sourire missourien, et tout en ignorant la timidité, ce produit des complexes européens, elles sont intriguées par les étrangers qui les saluent et engagent presque la conversation avec elles.




            Le père assisté de son mécanicien répare nos pneus, remplace notre palette de frein. D'autres personnes arrivent pour leur pot d'échappement, dont un très enveloppé dans une enveloppe de tatouages qui lui est presque une deuxième peau, c'est normal d'être différent.

            Puisqu'il faut payer en cash, ils nous accompagnent à l'un des quelques distributeurs à billets de la ville ; ils nous laissent conduire notre voiture, nous font confiance pour ce qui est de ne pas s'enfuir avec Chrysler réparée, comme dans un pays idéal où la vertu n'a pas subi l'érosion à laquelle elle est soumise en ville. C'était là l'une des plus belles journées du voyage, pourtant passée dans une cour de garage avec des mécaniciens du fond du monde. On part joyeux de ces rencontres, de ces paysages du Missouri où nous drivons nos derniers instants, traversant des villages de bois, où les cloches sonnent encore, et où des prières sont plantées sur le bord des routes, au lieu des publicités imbéciles des grandes villes. Notre périple n'est-il pas un peu à sa manière un pélerinage ? Une migration à trois vers la nouvelle Judée, la terre promise d'au-delà des Rocheuses? Jésus, je te church ! Semble dire le moteur de notre voiture, quand il passe devant ces signes de religiosité pas éteinte, élément essentiel de l'âme de ce beau pays.

            Ô Américains d’antan, peuples du Missouri, familles du Midwest, merci d’être passées et d’avoir laissé (sans le faire exprès, sans y avoir fait attention et parfois malgré vous), d'avoir laissé quelques images de votre passé simple et merveilleux, fait de la mélancolie des arbres solitaires dans les prés du couchant, des cabanes et des barrières, des planches et du foin! Vous êtes beaux, vous êtes aimables, vous êtes gros mais vous êtes aussi saints, hommes et femmes que le péché originel d'être né à la ville n'a jamais souillés ! Restez comme vous êtes, et puissions-nous devenir un peu comme vous, pour obtenir un jour le pardon de Dieu de n'être pas nés chez vous au pays des vaches, du bonheur et de l'éternité riante !

            Ô Missouri (oserai-je m'adresser à toi avec mes mots parisiens? Oui, puisque tu fus un jour français), tu as eu tes poètes, ce furent tes fermiers, tes vachers, dont l'oeuvre fut un champ ou quelques animaux, qui ont façonné, avec leur travail de ces rimes de verdure, sculpté d'une métrique agricole et d'un vers de moissons soignées, la beauté organique, chaque jour renaissante du paysage. Il n’est pas de sieste plus agréable que celle que l’on fait sous les arbres de vos prairies. Il n'est pas de réparations de voitures plus poétiques que celles que l'on fait dans vos garages. Il n'est pas de sourire plus sincère que celui de vos habitants et de votre soleil. Il n'est pas d'aide qu'on reçoit avec tant de plaisir et de nuages verts flottant sur les grêles poutres des branches des arbres avec autant de charme que dans votre Missouri.

            Nous vous aimons, habitants du Missouri... mais en suivant la 66, on finit, hélas! par quitter votre patrie. Or, à sa frontière avec le Kansas, votre État s’interrompt brusquem


Thursday, February 13, 2014

Missouri (8) : Un garage à Carthage


Carthage, Missouri.



La presse locale, qui vous donne des nouvelles d'Hannibal, d'Hamilcar et des éléphants dans les Alpes.



Oh, les enfants de Carthage, comme ils sont mignons.



L'épave au voisinage de l'épave.



Le champ d'épaves, que dis-je, la mine de carrosseries et de pièces détachées. On appelle ça un peu méchamment un junk yard. Ici, c'est différent, il y avait une âme.



Tout le monde descend, montrez vos freins qu'on les répare.



Les autres voitures assistent, ébahies, à la réparation de Denise.



J'ai mal pour cette voiture au moteur écorché.



Constellation de pièces mécaniques partout par terre. 



Une petite épilation, mademoiselle? Allez, goinfre, crache-les, tes herbes folles.



Un présage de l'Oklahoma? 



Et, puisqu'on est au Missouri (c'est-à-dire au fin fond du Midwest), un engin agricole.


Saturday, February 8, 2014

Missouri (66-14) : Carthage ressuscitée


           Un pneu crevé. Encore un ! Et puis la voiture ne démarre pas, it won’t start ! Que faire ? tirer la voiture derrière des bœufs jusqu’au Texas ? la faire glisser sur un radeau du Mississippi jusqu’à la Nouvelle Orléans ? prier le Dieu qu’ici les gens n’oublient pas pour qu’un miracle survienne ? Appelons un dépanneur pour commencer, puisque les habitants semblent moins dangereux que dans l’Illinois.

Adieu Avilla, bonjour Carthage ! Dans le camion dépanneur du gros bonhomme venu nous chercher, assis à quatre sur ses deux sièges avant (on croise moins souvent la police à la campagne), nous quittons notre motel, pour entrer dans un mythe : au moment où nous entrons dans la ville, un panneau, avec son nom, rappelle au voyageur de passage le nombre d’habitants et la devise historique, un peu comme ces villes de Lucky Luke qui annoncent sur un écriteau qu’elles ont du goudron et des plumes, et des cordes pour pendre.

Carthage est l’une des villes mythiques de la route 66, avec son cinéma drive-in comme dans Grease, bien qu’elle ne soit en soi qu’une ville assez petite (30km2, soit la taille de Guyancourt en Yvelines); elle est aussi peu lourdement peuplée de ses 14.000 habitants (les Carthagiens ou les Carthaginois ?) ; ceux-ci restent malgré tout des hommes et des femmes de la campagne. Certains, qui furent riches, versèrent, il fut un temps, leur or, dans de belles maisons victoriennes ornées qu’ils faisaient construire, c’était à la fin du XIXe siècle, et vous les voyez encore dans le court-métrage de 1974 It Wasn't A Dream, It Was A Flood, sur le poète Frank Stanford. Le tribunal du comté est aussi l’un des beaux bâtiments que les gens viennent voir (les tribunaux ont toujours des bâtiments superbes aux États-Unis, puisque la justice est sacrée).

Et puis, chaque automne, Octobre regarde d’un œil bienveillant le festival de Carthage, Festival de la Feuille d’Érable. Pour l’événement, les érables qui poussent dans la ville se couvrent naturellement des rouges, oranges et jaunes que leur prête un climat rafraîchi, refroidi. Alors, des Missouriens accourent depuis tout le comté, menant leurs fanfares, leurs représentants, leur jeunesse dans une longue parade qui arrose de bonbons et de sucreries les enfants venus les regarder sur les côtés (aïe, j’ai un Kréma dans l’œil), quittant la place de la mairie pour rejoindre par les rues rendues toutes propres pour l’occasion, toutes belles, le junior high school, où la fête se termine et les enfants rentrent chez eux.

Cette ville, qui est aujourd’hui si heureuse, connut aussi ses déchirements. A l’heure tragique de la guerre de Sécession, le Missouri tolérait encore l’erreur, la faute, le scandale, le fléau que fut l’esclavage des Noirs, bien que l’État se rangeât rapidement du côté des yankees qui semblaient vouloir l’abolir. Il y avait donc dans le même État, d’un côté, des hommes loyaux à l’État fédéral, ennemis du Sud rebelle, et de l’autre, le long du fleuve Missouri, des propriétaires immigrés du Sud plus ou moins récemment et vivant principalement du travail de leurs esclaves, dans une région qu’ils appelaient déjà Little Dixie. De quel côté le Missouri allait-il vaciller, puis finir par tomber ? Ces questions furent, hélas, comme il arrive souvent dans les guerres, résolues dans des massacres, comme celui de Saint-Louis. Puis le sang séché de la première bataille de Carthage, celle de 1861, fut rafraîchi, deux ans plus tard, par celui qu’un autre affrontement fit couler, après lequel les derniers confédérés prirent enfin la fuite pour l’Arkansas.

Mais nous, loin de ces guerres et des souffrances qui habitèrent un jour sous le soleil et entre les bosquets, nous descendons du camion avec notre voiture, immobilisée, paralysée, têtue comme une mule dans sa détermination à ne pas quitter un État merveilleux, dans le calme d’un garage pittoresque sur le bord de la 66. Le camion s’en va, nous restons, et dans la cour, très grande, nous abordons les propriétaires du lieu.

Ah ! Quels êtres splendides que les Missouriens ! Restés au fond des prés, ils attendent la bénédiction du travail qui frappe à leur porte le matin, qu’il soit le chant du coq à l’aube dans la ferme, ou le coup de téléphone de conducteurs ralentis à la ville aux aurores. Ils sont aimables, serviables, bien que les questions philosophiques habitent peu souvent leur esprit.

Un homme assez jeune, mais dont l’âge est flou comme celui d’un personnage de roman, manifestement mécanicien, affairé sur le moteur colossal d’un vieux camion (orange, taché de boue et parfois de rouille), nous fait savoir, dans sa voix qui garde quelque chose d’enfantin malgré le rauque que lui ont donné les cigarettes, dans la musique de son accent si particulier et la profondeur de ses yeux bleu clair, nous fait savoir qu’ils vont s’occuper de nous dès que le truck sur lequel ils s’affairent sera réparé.

Ce que j’appelle cour, et où nous attendions, était en fait un vaste parking abandonné à la végétation, une grande colonie de voitures et de pick-up garés pêle-mêle sur le gravier, la collection négligée d’un abondant peuple automobile à la retraite et souvent déjà mort. Ici, ce sont les petits camions au nez arraché dans des accidents frontaux ; là, ce sont les épaves de voitures, encore jeunes, moins un pneu ou un moteur ; là-bas, sous le feuillage des arbres et bientôt pénétrés des arbustes, ce sont les camping-cars installés pour leur dernier séjour, leur dernier voyage au pays des vacances recommencées. Les fils électriques pendent, les lierres et les herbes folles grimpent, montent, escaladent les carrosseries de l’intérieur, sans savoir qu’elles ne font pas, a priori, partie de la forêt. Les courbes des capots défoncés, des pièces quasi arrachées, les pare-brises aérés, les demi-motos surgissant çà et là des herbes qui conquièrent la terre puis le gravier, les phares aveugles, les essuie-glaces endormis, la caresse des feuilles sur les restes de peinture métallisée par les plantes grimpantes : rouille, plastique, écrous, vis, cailloux, fil de fer, bougies, les marques américaines, les filles motorisées de l’oncle Sam, les plaques missouriennes et oklahomasiennes n’ont pas résisté à l’épreuve de la finitude des êtres vivants, dont font partie les voitures, au cœur de moteur et aux veines de tuyaux, au regard bizarroïde de phares.



Mais qu’importe, puisqu’on a la place, au Missouri ? Des voitures, un frigo défoncé, une machine agricole, un arbre, quel bel entrepôt à l’air libre de pièces détachées, où tout a déjà la beauté des allégories bibliques ou mythologiques, de quoi nous laisser méditatifs pour le reste de la journée.

Une fois le camion orange écarté de devant la salle d’opérations pour véhicules, nous y poussons, à la force de nos bras (musclés de tours de volant pour le conducteur, de tours de pages pour le copilote, de boutons d’iPod pour le responsable de la musique), nous poussons la décapotable, rassurés que la participation à ce cimetière de voitures ne soit pas le rôle qui soit assigné d’office à notre bonne Chrysler sur la scène cataclysmique de cette épopée automobile : « Votre voiture doit être détruite, » voilà ce qu’à Carthage nous n’aurions pas aimé devoir entendre.


Friday, February 7, 2014

Missouri (7) : Le Missouri du soir


Le Missouri se dit aussi la nuit.



L'orange, qui précède le noir, suit le vert et le vert jauni des fins d'après-midi.



Orange qui rosit avant de se griser.



Ce sont les hangars, qui rosissent 
(quelle émotion, taule ! tu trouves aussi).



Un arbre peut-il étouffer un soleil? 



Point dans le ciel, couleur partout, regret toujours.



La route calme aux heures du soir, comme aux heures de la journée.



Route 66, toujours. Mais un plus vieux tronçon, abandonné.



Au fond du paradis, il y a des motels, aussi, même s'ils ne courent pas les prés.



Gare-toi, Denise.



Vieil avion.



Pour un arbre mon coeur balance.



Image hallucinée dans la nuit qui m'est tombée sur la tête.



Motel, un peu de réconfort, un peu de repos, un peu de sommeil, s'il te plaît, 
avec des Mac'n'Cheese.


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