Monday, January 13, 2014

Missouri (66 - 11) : The Devil's elbow


              Nous voilà donc à St-Louis. Il nous faut traverser la ville de jour, après y avoir dormi de nuit. Cette ville vaut-elle le coup d’une exploration touristique ? A-t-elle le charme (un peu clinquant pour les vitrines 66) d’Atlanta, l’architecture de Virden ou de Springfield ? Assurément, c’est un autre type de ville.

Saint-Louis, c’est tout à la fois le Missouri et l’Illinois, presque le Kentucky. Cette grande ville, qui plus exactement en fut une au moment où le XIXe se transformait en XXe siècle, attira en son temps population, économie, tourisme, rêves et poésie. Elle fut cette ville, sur les bords du Mississippi et de plusieurs autres rivières responsables de la verdure bucolique (j’utiliserai souvent l'adjectif) du Missouri, où passaient les bateaux à aubes et à vapeur, à cheminées dont le haut est une dentelle de métal tissée en Louisiane, Saint-Louis est une ville où s’échangèrent les denrées agricoles puis les produits industriels, au fur et à mesure qu’elle grandissait, prospérait, se faisait connaître et se remplissait, jusqu’à déborder d’elle-même, comme toutes les grandes villes.

Ainsi donc, Saint-Louis a connu sa poésie (T. S. Eliot en est l’un des enfants ) et le charme un peu suranné des comédies musicales américaines des années 50, où Judy Garland, ayant glissé son corps et sa voix dans les apparences d’une jeune bourgeoise de bonne famille des années 1904, entonne quelques chansons traditionnelles mises au goût du jour dans le mélodrame divertissant d’une banale histoire de famille. A l’époque, le père, négociant, homme d’affaires, annonce à la famille attablée autour des somptueux festins de pintades et de légumes (Jason’s deli attendait d’être conçu) qu’ils se faisaient servir, le père annonce qu’ils vont déménager à New York. Supplice ! Habiter dans un appartement de Manhattan ! Quitter St-Louis, la ville prospère mariant le Sud et le Midwest ! (et où l’héroïne, bien sûr, a son amoureux secret.)

Réécoutez, ou écoutez ses chansons (Meet me in St-Louis, Louis est le nom du film et de sa première chanson), pour sourire doucement à cette Amérique passée qui ne ressurgit que dans les rêves, les fantasmes et les souvenirs ! Ma chanson préférée, est, je crois, The Trolley song, la chanson du tramway, dont le bruit saccadé des roues mécaniques répond à celui d’un cœur amoureux qui bat joyeusement. Saint-Louis, tu n’es pas mort ! Mais nous t’avons traversé sans vraiment nous arrêter.

En fait, qu’est Saint-Louis aujourd’hui ? Plus grand chose que les souvenirs dont je viens de parler. La densité relativement élevée, pour le Midwest, des bâtiments, est désormais désertée, et ne cesse, encore aujourd’hui, de se vider. Les rues sont peu fréquentées par les piétons. L’apparence est encore assez industrielle (mais d’industries passées) et le petit square surmonté de sa fameuse arche, à côté des quelques buildings, ne trompe personne. Certes, ce « Gateway Arch » peut encore fournir des photos (des clichés) pour les cartes postales, mais qui se souvient encore que la ville fut cette porte vers l’Ouest, le poste de départ du Pony Express (voyez Buffalo Bill) et de l’Oregon trail, le point de départ de l’expédition de Lewis et Clark, qui furent les premiers à explorer l’ouest du continent américain par voies de terre, avant de revenir finir leur existence dans la ville après avoir fait trempette dans l’océan Pacifique (ouh, c’est tiède) ? …

La ville abrite quelques repaires de gangsters, un peu de mélancolie dans ses accents de jazz, de soul ou de blues (un peu comme à Chicago, mais en vraiment passé), d’insécurité (la 5e plus dangereuse des États-Unis, un peu après Detroit), de malaise, de souvenirs douloureux parce que pleins d’un passé glorieux (Les JO de 1904 !… La première Exposition Universelle des États-Unis !… les ouvriers déchargeant les bateaux dans les ports et les patrons s’affairant tout autour dans une délectable harmonie …). A moins que le fait de savoir que Monsanto qui fabrique de délicieux OGM (OMG !) a bu le lait limpide et bleu clair du Mississippi, du Meramec, du Missouri, du Des Pères (en français dans le texte), bref est un enfant de St-Louis, à moins que cela ne vous console.

C’est cette ville, fondée par des Français descendus du Canada au XVIIIe siècle (d’où le nom), où se vendaient les fourrures extorquées aux castors et aux bisons des Indiens, d’où descendaient les surplus agricoles vers la Louisiane, cette « Rome de l’Ouest, » pour citer un nouveau surnom de ville, que nous quittions un peu inconsciemment pour nous enfoncer dans les jolis, les délicieux, les fabuleux vallons du Missouri profond. « Show me Missouri ! » comme on aime à dire en parodiant l’un des surnoms de l’État.

On descend, toujours en direction du Sud puisque la 66 est une courbe à travers l’Amérique, quittant peu à peu les restes de banlieue, saluant les dernières maisons un peu modernes (c’est-à-dire datant du dernier demi-siècle) et passant entre les premières falaises dont est faite une bonne partie de la géologie du Missouri. Eureka, Allenton, Pacific, Gray Summit, Villa Ridge, vieux noms de vieux villages, virages au fond des forêts et collines couvertes d’herbe verte. Nous avons oublié les cavernes ? Non, pas du tout, car sous ces ombres au parfum de sieste d’après-midi des grandes vacances, ce sont bel et bien des gruyères partiels qui se cachent, des galeries de lièvres qui n’en sont pas qui se dissimulent, des tunnels discrets arrachés au regard de l’homme et à l’œil torve du shérif, qui se carapatent, encore, sous des paysages de carte postale ou d’arrière-plan Windows (Microsoft est présent dans le Missouri, aussi). Dans ce « cave state, » des panneaux, un brin touristiques mais sans problème car il n’y a plus guère de touristes, annoncent au grand jour que s’y cacha pendant de nombreuses années Jesse James échappant aux poursuites vaines de la police et de la justice américaines qui le poursuivaient après ses braquages de banque et ses attaques de diligence, un grand classique il faut en convenir. Mais ne confondez pas, comme moi, avec Calamity James dans Lucky Luke, car Jesse James vous surveille peut-être encore, dans son corps de cire ressuscité confortablement dans le fauteuil ou sur le présentoir solennel du Wax museum voisin qui s’en fait une fierté !

Après la région des falaises trouées de grottes, ce sont les vallons et les collines, plus réguliers, plus agréables. Ils sont poilus de forêts, glabres de prés ou humides d’étangs. Ils ont été, de ci, de là, saupoudrées de maisons, en planches de bois peint, résistant depuis bien un siècle ou du moins reconstruites à l’identique pour une vie similaire, au petit jardin entouré de barrières blanches. On vit ici comme les premiers colons d’Amérique, au milieu de nulle part, en bons républicains du Missouri. Rien n’a changé depuis Abraham Lincoln, pas même la vanité du monde extérieur, et l’on s’en féliciterait, si l’on soupçonnait même l’existence de ce dernier. Imaginez un endroit perdu en France et multipliez cette impression d’isolement par le nombre immense de votre choix : le continent est plus grand, les idées plus profondes, les conquêtes plus lointaines. On pourrait entendre les habitants dire, s’ils sortaient de chez eux : « L’histoire, c’est quelque chose qui date, au moins, de nos arrière-grands-parents… » époque où le temps ne s’était pas encore fixé dans l’éternité et le silence, silence que ne troublent que les vaches et les moutons à l’heure de la tonte (il faut bien se faire des gilets pour l’hiver) : non, vraiment, à quelques gadgets technologiques près (comme le tournevis ou la voiture), la vie n’a pas dû beaucoup changer depuis un siècle et demi. Sait-on si Hollywood n’est pas en Europe ?

On peut sourire en traversant Bourbon, l’un des rares villages (c’est-à-dire l’un des rares lieux où les maisons ont osé se rassembler, abandonner un brin d’indépendance pour acquérir quelques services publics) qui ne soit pas qu’un nom. On s’arrête un peu sur le parking du high school (à moins que ce ne soit l’école primaire, à en juger par la taille?) pour se dégourdir les jambes toutes ensoixante-sissées par les rares virages et les premiers grands huit fournis par les collines. Sous la citerne municipale, où est encore peint en lettres noires le nom d’une branche de la famille de nos rois de France, on regarde un peu intrigué ces souvenirs de la gloire passée de notre pays, ces allusions francophones complètement ignorées de nos compatriotes, pour qui la francophonie semble parfois s’arrêter aux frontières de l’Hexagone ou, à la limite, de la Belgique (et encore – écoutez leurs blagues). Le Missouri appartint autrefois à la Louisiane française, vaste territoire qui s’étendait de l’actuelle Louisiane jusqu’au Montana, incluant le Nebraska, le Kansas, la Iowa ou encore l’Oklahoma que nous allions traverser, vaste étendue que nos ancêtres avaient déclarée leur sur un document officiel, mais sans prendre la peine de massacrer les Indiens qui avaient encore le culot de l’habiter depuis plusieurs siècles, décidément. Ainsi, seule une partie du territoire était vraiment habitée par les Français, et cela explique que les restes de notre culture y soient assez disparates, depuis que Napoléon a décidé de vendre ce territoire aux Américains. Un dialecte francophone made in Missouri exista, dont il ne reste aujourd’hui que des bribes, parlé par des personnes âgées, qui disparaîtront peut-être un jour avec les souvenirs de nos difficiles « an » et « on », des histoires transmises de génération en génération sur l’arrivée dans la Prairie, sur les premières coupes de bois et les négociations avec les Indiens. A Saint-Louis, vous prononcerez le nom de la ville sans le « s », à la française, si vous avez un peu de classe ; mais Bourbon, lui, semble être condamné à rester définitivement une « bourbonne » … 

Jolis coteaux du Missouri, riantes prairies qui nous rappelèrent notre pays avec un brin d’oubli et d’éloignement en plus, dans le calme que bouscule désormais seule notre voiture, qui du reste n’est pas très bruyante, nous attrapons un peu faim. D’accord, encore des considérations superficielles sur la nourriture (n’est-ce pas le grand souci de notre nation ?) mais ça creuse, la route, même quand on n’use pas ses pieds. On comprend un peu, dans ces moments-là, ce que cela veut dire, ne pas trouver de fast-food, de restaurant, de café, croiser des maisons, parfois abandonnées, n’étant parfois plus habitées que par la végétation, mais rien où alimenter son ventre, où tromper sa famine, où digérer son absence de digestion.

Cependant, la verdure nous rassasie presque, en plus de nous rafraîchir. Du reste, les Goldfish, cette race de poissons rouges fondus par les cuisiniers américains de snacks dans du chocolat ou du cheddar, et dorés dans des fours automatiques à la chaîne sous l’œil bienveillant d’un contremaître avide de conquérir l’univers en répandant partout la race inimitable de ses gâteries salées en formes d’animaux marins, les Goldfish coulent en bancs croustillants dans notre gosier, y compris et surtout celui du conducteur obèse, comme une essence du cerveau, un réconfort de la langue, un délassement musical des dents.

Le guide à spirales, avec la voix que lui prête le copilote, nous indique dans peu de temps un café, sur le bord de la route (du genre Bagdad café au milieu de la forêt).

           Mais horreur ! C’est le Devil’s Elbow ! Nous sommes faits ! Damned !




                    


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